L'opposition occidentale à la politique des États-Unis et de l'OTAN en Ukraine est faible, mais la campagne de censure est extrême
Par Glenn Greenwald
Il est primordial d'empêcher les populations de se demander qui bénéficie d'une guerre par procuration prolongée et qui en paie le prix. Un système de propagande fermé permet d'atteindre cet objectif.
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Le logo Google vu sur un téléphone portable avec un arrière-plan indiquant "censuré". (Photo de Guillaume Payen/SOPA Images/LightRocket via Getty Images) |
Si l'on souhaite être exposé à des nouvelles, des informations ou des points de vue qui vont à l'encontre de l'opinion dominante des États-Unis et de l'OTAN sur la guerre en Ukraine, il faut effectuer une recherche rigoureuse. Et il n'y a aucune garantie que cette recherche aboutisse. En effet, le régime de censure de l'État et des entreprises qui a été imposé en Occident à propos de cette guerre est étonnamment agressif, rapide et complet.
Pratiquement tous les jours, toute agence de presse, plateforme indépendante ou tout citoyen qui ne fait pas dans la dentelle est susceptible d'être banni d'Internet. Début mars, une semaine à peine après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, les vingt-sept pays de l'Union européenne - invoquant la "désinformation" et "l'ordre et la sécurité publics" - ont officiellement interdit aux agences de presse d'État russes RT et Sputnik d'être entendues en Europe. Dans ce que Reuters a appelé "une mesure sans précédent", toutes les plates-formes de télévision et en ligne ont été interdites par la loi de diffuser le contenu de ces deux médias. Avant même cet ordre de censure de l'État, Facebook et Google interdisaient déjà ces médias, et Twitter a immédiatement annoncé qu'il en ferait de même, conformément à la nouvelle législation européenne.
Mais ce qui était "sans précédent" il y a six semaines à peine est devenu banal, voire normal. Toute plateforme qui se consacre à la diffusion d'informations ou de perspectives alternatives qui dérangent l'OTAN est assurée d'une durée de vie très courte. Moins de deux semaines après le décret de l'UE, Google a annoncé qu'il interdisait volontairement tous les médias affiliés à la Russie dans le monde entier, ce qui signifie que les Américains et tous les autres non-Européens ne peuvent plus regarder ces chaînes sur YouTube s'ils le souhaitent. Comme c'est souvent le cas avec la censure des grandes entreprises technologiques, une grande partie de la pression exercée sur Google pour qu'il censure plus agressivement les contenus relatifs à la guerre en Ukraine provenait de ses propres employés : "Des employés de Google avaient exhorté YouTube à prendre des mesures punitives supplémentaires contre les chaînes russes."
Ce régime de censure est si prolifique et rapide qu'il est pratiquement impossible de compter le nombre de plateformes, d'agences et d'individus qui ont été bannis pour le crime d'exprimer des points de vue jugés "pro-russes." Mardi, Twitter, sans explication comme d'habitude, a soudainement banni l'un des comptes dissidents les plus informatifs, fiables et prudents, nommé "Russians With Attitude." Créé fin 2020 par deux Russes anglophones, le compte a explosé en popularité depuis le début de la guerre, passant d'environ 20 000 followers avant l'invasion à plus de 125 000 followers au moment où Twitter l'a interdit. Le podcast du même nom qui l'accompagnait a lui aussi explosé en popularité et peut toujours être écouté, du moins à l'heure actuelle, sur Patreon.
Ce qui rend cette explosion de la censure occidentale si remarquable - et ce qui la motive au moins en partie - c'est qu'il y a une faim claire et démontrable en Occident pour les nouvelles et les informations qui sont bannies par les sources d'information occidentales, celles qui imitent fidèlement et sans discussion les affirmations du gouvernement américain, de l'OTAN et des responsables ukrainiens. Comme l'a reconnu le Washington Post en rapportant l'interdiction "sans précédent" par Big Tech de RT, Sputnik et d'autres sources d'information russes : "Au cours des quatre premiers jours de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le nombre de spectateurs de plus d'une douzaine de chaînes de propagande soutenues par l'État russe sur YouTube a atteint des niveaux inhabituellement élevés."
Notez que ce régime de censure est complètement unilatéral et, comme d'habitude, entièrement aligné sur la politique étrangère des États-Unis. Les organes de presse et les plateformes de médias sociaux occidentaux ont été inondés de propagande pro-ukrainienne et de mensonges purs et simples depuis le début de la guerre. Un article du New York Times datant de début mars l'a exprimé très délicatement dans son titre : "Les faits et les mythes se mélangent dans la guerre de l'information en Ukraine". Axios a fait preuve de la même délicatesse en reconnaissant ce fait : "La désinformation en Ukraine se répand - et pas seulement de la part de la Russie." Des membres du Congrès américain ont allègrement diffusé des affabulations qui sont devenues virales pour des millions de personnes, sans que les sociétés de la Silicon Valley, friandes de censure, ne réagissent. Ce n'est pas une surprise : tous les participants à une guerre utilisent la désinformation et la propagande pour manipuler l'opinion publique en leur faveur, et cela inclut certainement tous les belligérants directs et par procuration dans la guerre en Ukraine.
Pourtant, la désinformation, la propagande et les mensonges pro-ukrainiens ne sont pratiquement pas censurés, que ce soit par les États occidentaux ou par les monopoles de la Silicon Valley. La censure ne va que dans un sens : faire taire toute voix jugée " pro-russe ", qu'elle diffuse ou non de la désinformation. Le compte Twitter "Russians With Attitude" est devenu populaire en partie parce qu'il critiquait parfois la Russie, en partie parce qu'il était plus prudent avec les faits et les affirmations virales que la plupart des médias d'entreprise américains, et en partie parce qu'il y a si peu de médias qui sont prêts à offrir des informations qui vont à l'encontre de ce que le gouvernement américain et l'OTAN veulent vous faire croire sur la guerre.
Leur crime, comme celui de tant d'autres comptes bannis, n'était pas la désinformation mais le scepticisme à l'égard de la campagne de propagande des États-Unis et de l'OTAN. En d'autres termes, ce n'est pas la "désinformation" mais plutôt l'erreur de point de vue qui est visée pour être réduite au silence. On peut répandre autant de mensonges et de désinformation que l'on veut, à condition qu'ils soient conçus pour faire avancer l'agenda de l'OTAN en Ukraine (tout comme on est libre de répandre de la désinformation, à condition que son but soit de renforcer le parti démocrate, qui utilise son pouvoir majoritaire à Washington pour exiger une plus grande censure et qui bénéficie du soutien de la majeure partie de la Silicon Valley). Mais ce que l'on ne peut pas faire, c'est remettre en question le cadre de la propagande OTAN/Ukraine sans courir un risque très important de bannissement.
Il n'est pas surprenant que les monopoles de la Silicon Valley exercent leur pouvoir de censure en plein accord avec les intérêts de politique étrangère du gouvernement américain. Bon nombre des principaux monopoles technologiques - tels que Google et Amazon - recherchent et obtiennent régulièrement des contrats très lucratifs avec l'État de sécurité américain, notamment la CIA et la NSA. Leurs cadres supérieurs entretiennent des relations très étroites avec les hauts responsables du parti démocrate. Et les démocrates du Congrès ont à plusieurs reprises convoqué les dirigeants des entreprises technologiques devant leurs différentes commissions pour les menacer explicitement de représailles juridiques et réglementaires s'ils ne censurent pas davantage en fonction des objectifs politiques et des intérêts politiques de ce parti.
Mais une question persiste : pourquoi y a-t-il tant d'urgence à faire taire les petites poches de voix dissidentes sur la guerre en Ukraine ? Cette guerre a uni les ailes de l'establishment des deux partis et la quasi-totalité des médias d'entreprise dans un consensus sans précédent depuis les jours et les semaines qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001. On peut compter sur les deux mains le nombre de personnalités politiques et médiatiques de premier plan qui ont accepté de s'écarter, ne serait-ce qu'un peu, de ce consensus bipartisan de Washington - un désaccord qui provoque instantanément une diffamation sous forme d'attaques contre le patriotisme et la loyauté de chacun. Pourquoi a-t-on si peur de permettre à ces voix isolées et diabolisées d'être entendues ?
La réponse semble claire. Les avantages de cette guerre pour de multiples centres de pouvoir clés de Washington ne peuvent être exagérés. Les milliards de dollars d'aide et d'armes envoyés par les États-Unis à l'Ukraine s'envolent si vite et de façon si aléatoire qu'il est difficile de les suivre. "Biden approuve 350 millions de dollars d'aide militaire pour l'Ukraine", a déclaré Reuters le 26 février ; "Biden annonce 800 millions de dollars d'aide militaire pour l'Ukraine", a annoncé le New York Times le 16 mars ; le 30 mars, le titre de NBC était le suivant : " L'Ukraine recevra 500 millions de dollars d'aide supplémentaire des États-Unis, annonce Biden " ; le mardi, Reuters annonce : "Les États-Unis vont annoncer 750 millions de dollars supplémentaires en armes pour l'Ukraine, selon des responsables". À dessein, ces chiffres gigantesques ont depuis longtemps perdu toute signification et ne suscitent guère de questions, encore moins d'objections.
Ce n'est pas un mystère de savoir qui bénéficie de cette orgie de dépenses militaires. Mardi, Reuters a rapporté que "le Pentagone accueillera mercredi les dirigeants des huit principaux fabricants d'armes américains pour discuter de la capacité de l'industrie à répondre aux besoins en armes de l'Ukraine si la guerre avec la Russie dure des années." Parmi les participants à cette réunion sur la nécessité d'augmenter la fabrication d'armes pour alimenter la guerre par procuration en Ukraine, on trouve Raytheon, qui a la chance d'avoir le général à la retraite Lloyd Austin comme secrétaire à la défense, poste auquel il a accédé depuis le conseil d'administration de Raytheon. Il est pratiquement impossible d'imaginer un événement plus favorable à l'industrie des fabricants d'armes que cette guerre en Ukraine :
La demande d'armes a grimpé en flèche après que l'invasion de la Russie, le 24 février, a entraîné des transferts d'armes des États-Unis et des alliés vers l'Ukraine. Le réapprovisionnement ainsi que la planification d'une guerre plus longue devraient être abordés lors de la réunion, ont déclaré les sources à Reuters sous couvert d'anonymat. . .
Le réapprovisionnement ainsi que la planification d'une guerre plus longue devraient être discutés lors de la réunion. . . . La Maison Blanche a déclaré la semaine dernière qu'elle avait fourni plus de 1,7 milliard de dollars d'aide à la sécurité à l'Ukraine depuis l'invasion, dont plus de 5 000 Javelins (1) et plus de 1 400 Stingers (2).
Cette faction permanente du pouvoir est loin d'être la seule à tirer des bénéfices de la guerre en Ukraine et à voir sa fortune dépendre de la prolongation de la guerre aussi longtemps que possible. L'union de l'État de sécurité américain, des néoconservateurs du parti démocrate et de leurs alliés médiatiques n'a jamais été aussi bien portée depuis les jours de gloire de 2002. L'un des plus ardents défenseurs du DNC sur MSNBC, Chris Hayes, s'est extasié en disant que la guerre en Ukraine avait ravivé la foi et la confiance dans la CIA et la communauté du renseignement plus que tout autre événement de mémoire récente - à juste titre, a-t-il dit : "Ces dernières semaines ont été comme la guerre d'Irak à l'envers pour le renseignement américain." On peut à peine lire un journal grand public ou regarder un média d'entreprise sans voir la bande de néoconservateurs bellicistes les plus sanguinaires de la nation - David Frum, Bill Kristol, Liz Cheney, Wesley Clark, Anne Applebaum, Adam Kinzinger - être célébrée comme des experts avisés et des guerriers héroïques pour la liberté.
Cette guerre a en effet été très bonne pour la classe politique et médiatique permanente de Washington. Et bien qu'il ait été tabou de le dire pendant des semaines, il est désormais plus que clair que le seul objectif des États-Unis et de leurs alliés en ce qui concerne la guerre en Ukraine est de la faire durer aussi longtemps que possible. Non seulement il n'y a pas d'efforts diplomatiques américains sérieux pour mettre fin à la guerre, mais le but est de s'assurer que cela ne se produise pas. Ils le disent maintenant explicitement, et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi.
Les bénéfices d'un bourbier sans fin en Ukraine sont aussi immenses qu'évidents. Le budget militaire monte en flèche. Une punition est infligée à l'ennemi juré du parti démocrate - la Russie et Poutine - alors qu'ils sont embourbés dans une guerre dont les Ukrainiens souffrent le plus. Les citoyens s'unissent derrière leurs dirigeants et sont distraits.
Ndt :
(1) Le Javelin est un lance-missiles antichar portable américain
(2) Le Stinger est un lance-missile sol-air américain à courte portée
Glenn Greenwald est un journaliste politique, avocat, blogueur et écrivain américain. À partir de 2013, il commence à publier les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse des citoyens, entreprises et États du monde entier par la NSA.