Le nécessaire réveil de l’Europe

 Par Rafael Fraguas 

L’Europe, une fois de plus, semble avoir perdu la raison. Elle adopte les airs de guerre qui soufflent de l’Atlantique. Le déplacement du centre de gravité de l’OTAN vers l’Est européen, rendu explicite par l’intégration récente dans ses états-majors de Lituaniens, Estoniens, Polonais et d’autres Euro-orientaux, est un symptôme du caractère offensif que l’organisation militaire états-unienne entend conférer à l’Europe, dont Washington pousse la frontière belliqueuse jusqu’aux confins du continent eurasien. Et l’Europe le fait avec l’assentiment – ou l’inconscience ? – français, allemand et, surtout, britannique. Tout indique que la confrontation avec la Fédération de Russie ne suffit plus à l’OTAN, qui se prépare à faire de l’Europe l’avant-garde et le bouclier états-unien dans la guerre que la Maison-Blanche fomente contre la Chine.

Cette impulsion belliqueuse, en quelques mois à peine, est passée d’une exigence de 2% des budgets des membres européens de l’OTAN à une imposition de 5%, par le simple caprice de l’extravagant locataire de la Pennsylvania Avenue. Comme si l’État-providence – c’est-à-dire la santé, l’éducation, la culture et les libertés publiques – n’était pas le socle qui légitime le projet d’union européenne, et que ses États pouvaient, à la légère, être privés de ressources essentielles pour préparer une guerre étrangère et indésirable pour les Européens.

Ne nous trompons pas. La pression nord-américaine n’est pas une circonstance passagère liée au second mandat d’un homme à la chevelure blonde, connu pour ses volte-face capricieuses. Ses ambitions, si préjudiciables à l’Europe, étaient déjà présentes dans l’esprit du tant loué que mal connu Barack Obama, qui a entamé le processus de dévaluation délibérée du poids de l’Europe et du Moyen-Orient dans les priorités de la politique étrangère de Washington. Il délaissait presque tout ce qui concernait l’Europe par simple désintérêt, et abandonnait le Moyen-Orient, par lassitude, à un Israël tenu en laisse par Benyamin Netanyahou, comme si cet homme pouvait tirer les marrons du feu pour les États-Unis dans la région, au lieu de les y compromettre gravement, comme il le fait depuis lors.

Tout cela obéissait au fait que la politique américaine avait viré brusquement et belliqueusement contre la Chine, qui disputait à Washington la domination mondiale en matière de technologie et de commerce, gravissant des échelons de plus en plus proches de l’hégémonie financière et de la gestion de la dette mondiale. Et les pouvoirs en place à Washington – Wall Street, Silicon Valley, le complexe militaro-industriel, la CIA-FBI-Hollywood et la Mafia – ne pouvaient l’accepter. La Chine était déjà, depuis lors, l’adversaire stratégique à abattre. Et comme, sur le plan technologique et commercial, le capitalisme financier anglo-saxon ne pouvait plus aller plus loin, après avoir épuisé tant de sources d’extraction de richesse, il fallait transformer la rivalité avec la Chine en une clé militaire, un scénario où les États-Unis pouvaient encore faire valoir leur position dominante grâce à la puissance de leurs arsenaux. Voilà pourquoi, en Europe, nous sommes là où nous sommes aujourd’hui, à la veille d’une guerre dans laquelle, si tant de stupidité n’est pas corrigée par la raison, nous jouerons le pire rôle : celui de la dangereuse première ligne qui protège l’arrière-garde confortable où se trouvent les États-Unis, bien à l’abri entre deux océans, sans voisins militairement significatifs au nord (Canada) ni au sud (Mexique).

Voie de sortie

Quelles issues cette situation inquiétante offre-t-elle, du point de vue européen ? La seule et meilleure alternative semble être une transformation du rôle que l’Europe doit jouer sur la scène internationale. Quelle transformation ? Simplement, abandonner la posture de belligérance imposée par l’OTAN et la Maison-Blanche, avec leur tribut impossible de 5% et des doses accrues de soumission, pour acquérir le statut d’arbitre entre la superpuissance américaine et la grande puissance chinoise. Ce pouvoir d’arbitrage se justifie par le fait que l’Europe entretient avec les deux parties des liens étroits d’amitié et de coopération, qu’il convient de préserver comme des biens très précieux. L’Europe peut mobiliser son ascendant culturel, civilisationnel et, surtout, diplomatique pour détendre la rivalité offensive que distille les États-Unis, et dissuader la Chine de répondre militairement, préférant la négociation à ce que Pékin considère comme des provocations américaines à sa souveraineté en mer de Chine, au sujet de Taïwan et, plus important encore, du détroit de Malacca, étroit et vulnérable, par lequel transite une grande partie de son commerce extérieur, vital pour sa survie. Cette étroitesse maritime explique l’ouverture de la nouvelle Route de la soie terrestre et ferroviaire.

Les États-Unis sont à 10 000 kilomètres de la Chine. La fonction de police mondiale que Washington s’est attribuée à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a plus de sens depuis la fin de la Guerre froide, il y a déjà 34 ans. L’URSS a perdu 15 républiques et a cessé d’être l’autre superpuissance, pour n’occuper aujourd’hui que le rang de grande puissance. Il est absurde de penser que la Fédération de Russie veuille retrouver ce pouvoir irrémédiablement perdu. Elle aurait pu annexer toute l’Ukraine et ne l’a pas fait. Il est absurde de croire qu’elle cherche à s’emparer de toute l’Europe de l’Est, comme on le vocifère à l’OTAN, car Poutine peut être tout sauf fou ou inconscient. Il a déjà fort à faire pour éviter de nouveaux reculs. Mais il vaut mieux ne pas provoquer l’ours blessé, comme on l’a fait en intégrant de force tous ses États frontaliers, de la Lituanie à la Roumanie, à l’OTAN : il pourrait encore donner des coups de griffe.

Quel sens y a-t-il à rejouer la lutte des hégémonies, en l’occurrence sino-américaine, alors que la conjoncture mondiale, à l’exception des dirigeants dysphoriques, offre des possibilités inédites de bien-être, d’égalité et de développement dans l’histoire de l’Humanité ?

L’Europe peut assumer ce précieux pouvoir d’arbitrage suggéré ici. Elle possède aussi une influence militaire pour cela. Il y a beaucoup de pessimistes continentaux qui pleurnichent toujours et refusent la possibilité que l’Europe acquière une autonomie militaire géostratégique. Que se passe-t-il ? L’Armée française, la Bundeswehr allemande, les Forces armées espagnoles, les Forces armées polonaises, l’Armée italienne, les Forces armées suédoises, ou l’Armée roumaine, avec leurs centaines de milliers de réservistes… ne comptent-ils pas ? Manquent-ils d’expérience, de qualification, de doctrine militaire ? Sont-ils faibles malgré plus de 1,5 million d’hommes et de femmes en armes, des moyens terrestres, aériens et navals puissants, des centres de commandement spécialisés, et des façades sur une mer et un océan ? Est-ce que l’OTAN leur a appris leur métier aux militaires européens ?

Si l’on exige des arbitres une capacité dissuasive, les armées européennes sont là. Elles n’ont pas besoin d’être encadrées par une superpuissance qui, aujourd’hui comme hier, ne semble leur demander que vassalité et obéissance à des consignes répondant à des intérêts ouvertement extracontinentaux, nuisibles aux intérêts européens.

Le Sud, délaissé

À court terme, lorsque le Sud européen, notamment l’Espagne, signale les dangers qui pourraient se préparer à la frontière continentale méridionale, l’anglosphère arrogante n’en tient pas compte. Pour tout conflit qui surgirait dans ces parages, on nous dit de nous débrouiller seuls. Ils sont obsédés par la Russie, intoxiqués par la russophobie, et absorbés par leur soutien à l’Ukraine, un gouffre sans fond, vorace en ressources européennes, dont les dirigeants sont en train de ruiner toute l’Europe parce qu’avec leurs absurdes prétentions néolibérales, ils n’ont pas mesuré l’audace d’attaquer la population russophone persécutée de leur propre pays ukrainien, où, depuis 2014, se situe l’origine de cette guerre, scellée par l’absorption russe d’une grande partie du Donbass et de la Crimée.

Et depuis l’anglosphère, veulent-ils que nous écoutions leurs protégés polonais et baltes quand ils paniquent après avoir embêté l’ours blessé voisin, sous la férule duquel ils ont vécu des décennies ? Non. L’Europe doit se réveiller de ce rêve hypnotique truffé des délires de grandeur d’une anglosphère qui refuse d’admettre la fin de son hégémonie géopolitique et joue sa dernière carte sur l’Ukraine. Le destin de l’Europe continentale leur importe peu. Cent députés travaillistes ont reproché leur attitude belliqueuse au Premier ministre britannique, Keir Starmer, la nouvelle lumière qui, en quelques mois à peine, est déjà capable de confondre le travaillisme avec le néolibéralisme.

Éloignez le projecteur

Pour sa part, l’OTAN, au lieu d’éloigner le projecteur du couloir mer Baltique-mer Noire, ce passage étroit où se sont forgées les deux Guerres mondiales, concentre à nouveau son attention militaire sur cette zone slave et balkanique tourmentée, dont la seule alternative géopolitique viable est la neutralité, condition sine qua non pour garantir la paix des peuples, si imprudemment mal gouvernés.

Sans aucun doute, si l’Europe se réveille de ce cauchemar belliqueux dans lequel Washington et Londres veulent nous entraîner, un horizon de bien-être bénéfique, matériel et moral, de collaboration et d’amitié s’ouvrira dans le vaste continent eurasien, capable de rayonner sa prospérité vers d’autres continents. Les meilleurs arbitres, comme l’Europe peut et doit le devenir, savent savourer, avec le plaisir que procure la sportivité, la satisfaction du devoir accompli à égale distance.

Traduction Bernard Tornare

Source en espagnol

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